L'AUBERGE DU FOU AUX CLOCHETTES
(AT THE BELLS AND MOTLEY)
« Que d'ennuis ! pensait Mr Satterthwaite. Quelle affreuse journée ! »
Ils étaient partis en retard ; les pneus avaient crevé deux fois ; ensuite, prenant une mauvaise direction, ils s'étaient égarés parmi les landes de la région de Salisbury.
À près de 8 heures du soir, il leur restait une soixantaine de kilomètres à faire pour arriver à Marswick Manor, but de leur voyage, et voilà qu'une troisième crevaison les mettait dans une situation encore plus agaçante.
Mr Satterthwaite avait l'air d'un oiseau maigre tout ébouriffé de colère. Il marchait de long en large devant le garage du village pendant que son chauffeur, baissant la voix, discutait avec le garagiste.
— Une demi-heure au moins, conclut ce dernier.
— Si tout va bien, rectifia Masters, le chauffeur, ce sera plutôt, à mon avis, trois quarts d'heure ou une heure…
— Mais enfin, quel est cet endroit ? demanda Mr Satterthwaite avec irritation.
En homme bien élevé, ne voulant froisser les sentiments de personne, il dit « endroit » au lieu d'« affreux pays » qu'il avait d'abord eu aux lèvres.
— Kirtlington Mallet, lui fut-il répondu.
Mr Satterthwaite n'était pas plus renseigné, cependant, ce nom ne lui sembla pas inconnu. Il regarda autour de lui d'un œil méprisant.
Kirtlington Mallet ne se composait, à première vue, que d'une unique rue. Le garage et la poste, d'un côté, faisaient vis-à-vis à trois boutiques. Un peu plus loin sur la route, Mr Satterthwaite aperçut une enseigne balancée par le vent. Il se sentit réconforté.
— Je vois que vous avez une auberge, dit-il.
— Le Fou aux clochettes, répondit le garagiste. C'est là-bas.
— Si j'osais proposer quelque chose à monsieur, dit Masters, pourquoi ne pas l'essayer ? On y donnera bien un repas quelconque, naturellement pas du genre auquel monsieur est habitué !
Il s'arrêta, un peu confus de sa proposition. Son maître était accoutumé à la meilleure cuisine des chefs du continent et avait à son service un cordon-bleu qu'il payait très cher.
— Nous ne pourrons pas nous mettre en route avant trois quarts d'heure, j'en suis sûr ; et il est déjà plus de 8 heures, continua le chauffeur. Monsieur pourrait téléphoner de l'auberge à Mr George Foster, pour lui expliquer les causes du retard.
— Vous m'avez l'air de croire que vous pouvez tout arranger, Masters, dit Mr Satterthwaite sèchement.
Masters garda un silence prudent.
Quoique Mr Satterthwaite souhaitât repousser toutes les suggestions qui pourraient lui être faites, il regarda l'enseigne rouillée de l'auberge avec une secrète approbation.
On a beau avoir un appétit d'oiseau, faire le difficile, on peut avoir faim comme un autre.
— Le Fou aux clochettes, dit-il pensivement. C'est un nom bizarre pour une auberge.
— Les gens qui y viennent sont bizarres aussi, à ce qu'on dit, observa le garagiste à mi-voix.
— Des gens bizarres… Qu'est-ce que vous entendez par là ? demanda Mr Satterthwaite.
L'autre n'avait pas l'air d'avoir les idées très nettes à ce sujet.
— Des gens qui ne font que passer, répondit-il vaguement.
Mr Satterthwaite pensa que les personnes qui descendent dans une auberge sont par définition des voyageurs et non des sédentaires. Cette réponse manquait de précision, mais éveillait sa curiosité. Il lui fallait coûte que coûte perdre trois quarts d'heure. Cette auberge le distrairait…
Il partit, de son petit pas vif. Dans le lointain, on entendit un roulement de tonnerre. Le garagiste leva la tête et dit à Masters :
— Voilà l'orage qui s'amène : je le sentais dans l'air.
— Crénom ! et soixante kilomètres à faire.
— Quoi, c'est pas la peine de vous presser. Vous n'allez pas repartir avant la fin de l'orage. Votre petit patron n'a pas l'air d'être homme à braver les tempêtes.
— J'espère qu'on ne le servira pas trop mal dans cette auberge, grommela le chauffeur. Je m'en vais y casser la croûte moi-même, à présent.
— Ne vous en faites pas, il y a une bonne table chez Billy Jones.
Le propriétaire du Fou aux clochettes, le grand et robuste William Jones, approchait de la cinquantaine. Dès l'arrivée de Mr Satterthwaite, il s'empressa au-devant de lui.
— On peut vous faire un bon bifteck, monsieur, et des pommes de terre frites ; quant aux fromages, nous en avons d'excellents. Voulez-vous passer de ce côté, monsieur, dans la petite salle à manger ? Nous n'avons pas grand monde à présent. Le dernier de ces messieurs, venus pour la pêche, vient de partir. Dans quelque temps, la maison sera pleine pour les chasses. Mais nous n'avons qu'un voyageur aujourd'hui, du nom de Quinn.
Mr Satterthwaite l'interrompit :
— Quinn ? dit-il avec intérêt. Vous avez dit Quinn ?
— C'est son nom, monsieur. Un de vos amis peut-être ?
— En effet, ce doit être lui.
Mr Satterthwaite, très agité, bégayait. Il ne pouvait s'imaginer qu'il y eût au monde un autre Quinn. Le renseignement donné par l'hôtelier s'accordait de façon curieuse avec ce que l'homme du garage avait dit.
« Des gens qui ne font que passer. » On ne pouvait mieux décrire l'homme qu'il connaissait… Et le nom de cette auberge allait bien avec le reste.
— Dear me, dear, murmura Mr Satterthwaite. Quelle étrange coïncidence ! Nous rencontrer ainsi. Mr Harley Quinn, n'est-ce pas ? reprit-il tout haut.
— C'est ça, monsieur, voilà la petite salle. Tenez, c'est ce gentleman.
Grand, brun, souriant, Mr Quinn se leva de table, et s'exclama :
— Mr Satterthwaite ! Encore une fois ! Quelle rencontre inattendue !
Mr Satterthwaite lui donna une énergique poignée de main.
— Vous m'en voyez enchanté. Quelle chance d'avoir eu cette panne ! Mon auto, vous comprenez. Êtes-vous ici pour longtemps ?
— Je repars demain.
Mr Satterthwaite s'assit avec un petit soupir de satisfaction et regarda la figure souriante de son ami avec une lueur de curiosité dans les yeux.
Mr Quinn secoua la tête aimablement.
— Je vous assure, dit-il, que je n'ai pas de colombes ou de lapins blancs dans mon chapeau.
— Quel dommage ! s'écria Mr Satterthwaite un peu surpris. Oui, je dois avouer que… que j'ai toujours cette impression devant vous. Un prestidigitateur, un magicien, c'est comme cela que je vous vois.
— Et cependant, dit Mr Quinn, c'est vous qui faites les tours de passe-passe, pas moi.
— Ah ! dit avec feu Mr Satterthwaite, je ne peux pas les réussir sans vous. Il me manque, que dirons-nous, l'inspiration.
Mr Quinn secoua la tête en souriant.
— C'est un trop grand mot. Je vous mets sur la voie, tout simplement…
À ce moment, l'hôtelier entra, apportant du pain et une motte de beurre.
Comme il posait le tout sur la table, un éclair illumina la pièce et un coup de tonnerre lui succéda.
— La nuit sera orageuse, messieurs, dit l'hôtelier.
— Un soir comme celui-ci…, commença Mr Satterthwaite – mais il s'arrêta.
— C'est drôle, reprit Billy Jones, j'allais justement dire la même chose. C'est un soir comme celui-ci que le capitaine Harwell amena sa jeune épouse chez elle, et le lendemain, il disparut pour toujours.
— Ah ! s'écria Mr Satterthwaite, vous m'en direz tant…
Tout s'expliquait. Voilà pourquoi le nom du pays avait éveillé son attention. Trois mois auparavant il avait lu attentivement tous les détails concernant l'étonnante disparition du capitaine Richard Harwell. Il fut très intrigué par ce mystérieux événement et s'était fait une opinion personnelle sur cette affaire.
— C'est dans mon hôtel qu'il était descendu pour les chasses, l'hiver dernier. Oh ! je le connaissais bien. Vraiment un beau jeune homme, et on ne pouvait supposer qu'il eût le moindre souci en tête. On l'a tué, je n'en démordrai pas. Combien de fois les ai-je vus, revenir à cheval, miss Le Cartier et lui. Tout le village disait que ça finirait par un mariage. En effet, c'est ce qui arriva. Une très belle jeune femme qu'on estimait beaucoup, bien qu'elle fût étrangère.
« C'est quelque chose d'inexplicable. Jamais on ne saura ce qui est arrivé. Ce mystère lui a sûrement brisé le cœur. Elle a vendu la propriété et est partie pour le continent ; elle ne pouvait plus supporter de vivre ici, où les gens la regardaient et la montraient du doigt… Pourtant ce n'était pas sa faute… la pauvre dame… Il n'y a pas à dire, c'est une histoire bien mystérieuse.
Il hocha la tête, puis se rappelant tout à coup ses devoirs d'hôtelier, il se précipita à la cuisine.
— Histoire bien mystérieuse en effet. Était-ce un mauvais présage ? Sait-on jamais… Quoi qu'il en soit, constata avec calme Mr Quinn, c'est une énigme à résoudre.
Mr Satterthwaite sursauta :
— Allez-vous dire que nous pouvons éclaircir ce problème alors que Scotland Yard n'y a pas réussi ?
— Pourquoi pas ? Trois mois sont déjà écoulés. C'est un avantage pour nous.
— C'est vrai. J'oubliais que vous avez une façon très curieuse de voir les choses.
— Plus il y a de temps passé, plus les faits prennent leurs véritables proportions. On voit mieux les rapports qu'ils ont les uns avec les autres.
Les deux hommes restèrent silencieux pendant quelques minutes.
— Je ne suis pas sûr de me rappeler clairement toute l'affaire, dit Mr Satterthwaite d'une voix hésitante.
— Mais si, vous vous en souvenez très bien, répondit paisiblement Mr Quinn.
C'était l'invitation qu'attendait Mr Satterthwaite. La vie n'était pour lui qu'un spectacle sans cesse renouvelé. C'était seulement en présence de Mr Quinn que les rôles se renversaient. Celui-ci devenait un auditeur attentif et Mr Satterthwaite entrait en scène comme acteur.
— Il y a juste un an, commença-t-il, qu'Ashley Grange fut acheté par miss Eleanor Le Cartier. C'est une belle maison ancienne, mais assez délabrée, ayant été inhabitée plusieurs années. Miss Le Cartier était tout à fait la châtelaine qui convenait. Elle était canadienne, ses ancêtres français avaient émigré pendant la Révolution. Elle hérita de sa famille des meubles de style et des collections de très grande valeur. Amateur d'antiquités, elle savait acheter avec jugement et avec goût. Aussi quand elle se décida, après le drame, à vendre la propriété avec tout ce qu'elle contenait, Mr Cyrus G. Bradburn, le multimillionnaire américain, ne fit pas de difficultés pour lui donner d'Ashley Grange ce qu'elle en demandait : soixante mille livres.
« Je m'excuse de mentionner ces détails, bien qu'ils n'aient pas de rapports directs avec l'affaire qui nous occupe, mais c'est pour vous donner une idée de l'atmosphère qui entourait la jeune Mrs Harwell.
Mr Quinn fit un signe d'assentiment.
— L'atmosphère a beaucoup d'importance, dit-il avec gravité.
— Nous pouvons donc nous représenter la jeune femme, continua son interlocuteur, une beauté brune accomplie, vingt-trois ans, et riche, il ne faut pas l'oublier. Elle était orpheline. Une Mrs Saint-Clair, d'une éducation irréprochable et de très bonne famille, lui servait de dame de compagnie et de chaperon. Mais Eleanor dirigeait sa fortune et en avait le contrôle absolu. Les coureurs de dot ne manquaient pas. Une douzaine de jeunes gens papillonnaient autour d'elle, dans les soirées, à la chasse, partout où elle allait. Pour tous, elle restait insensible et refusait toute demande en mariage.
« Cette indifférence dura jusqu'à l'arrivée de Richard Harwell. Celui-ci s'installa à l'auberge pour la durée des chasses. C'était un cavalier impétueux, très beau garçon, rieur, audacieux. Vous vous rappelez le vieil adage, Mr Quinn ? Heureuses sont les amours rapides. Après quelques semaines, Richard Harwell et Eleanor Le Cartier étaient fiancés.
« Le mariage eut lieu trois mois plus tard. Le jeune couple alla passer la lune de miel sur le continent et, après deux semaines d'absence seulement, revint à Ashley Grange. L'hôtelier vient de nous dire que ce fut par une nuit orageuse comme celle-ci qu'ils rentrèrent chez eux.
« Était-ce un mauvais présage ? Sait-on jamais ?… Quoi qu'il en soit, le lendemain matin, très tôt, vers 7 heures et demie, le capitaine fut aperçu dans le parc, par l'un des jardiniers, John Mathias. Harwell sifflotait, tête nue, l'air heureux et insouciant.
« Pourtant, à partir de ce moment-là, personne, à ma connaissance, n'a revu Richard Harwell…
Mr Satterthwaite s'arrêta pour mettre en valeur cet instant dramatique de son histoire. Le regard attentif de Mr Quinn lui donna l'encouragement qu'il souhaitait. Il continua :
— La disparition était étonnante, inexplicable… Ce ne fut que le lendemain que la jeune femme, affolée, fit prévenir la police. Comme vous le savez, Scotland Yard n'a pas encore éclairci ce mystère.
— On a dû émettre plusieurs théories, je suppose ? demanda Mr Quinn.
— Bien entendu. D'après la première, le capitaine aurait été assassiné. Mais, dans ce cas, où serait le corps ? Et pour quel motif ? Il n'avait pas un ennemi.
Cependant, Mr Satterthwaite dit ces derniers mots d'un air incertain. Mr Quinn se pencha vers lui.
— Vous pensez au jeune Stephen Grant.
— En effet, Stephen Grant, si mes souvenirs sont exacts, était le palefrenier de Richard Harwell et avait été renvoyé par son maître pour quelque peccadille. Le matin de la disparition du capitaine, de très bonne heure, Stephen avait été vu dans le voisinage d'Ashley Grange et n'avait pu donner de sa présence dans les parages une explication satisfaisante. Il fut arrêté et gardé à vue. Cependant, aucune preuve ne put être retenue contre lui. On dut le relâcher.
« Évidemment, il pouvait en vouloir au capitaine de l'avoir renvoyé, mais ce motif était vraiment trop insignifiant pour entraîner un crime. Je suppose que la police voulait avoir l'air de faire quelque chose… Je vous le répète, personne n'avait de rancune contre Richard Harwell.
— Oui, autant qu'on peut le savoir, dit Mr Quinn dubitativement.
— Vous avez raison, que savait-on, après tout, du capitaine Harwell ? Qui était-il ? D'où venait-il ? Il tombait littéralement du ciel. C'était un superbe cavalier paraissant avoir une certaine fortune, mais personne à Kirtlington Mallet n'a cherché à se renseigner. Miss Le Cartier n'avait ni parents, ni tuteur qui eussent pu s'enquérir de la situation sociale et du passé de son fiancé. Elle était totalement indépendante. L'opinion de la police fut très nette : une riche héritière et un audacieux imposteur.
« Jugement trop simple. Évidemment, miss Le Cartier n'avait ni famille ni tuteur, mais elle confiait ses affaires à une excellente étude d'avoués de Londres. Leur témoignage ne corrobora pas l'opinion de la police. D'après eux, Eleanor Le Cartier voulait transmettre une certaine somme à son fiancé, mais celui-ci la refusa, déclarant qu'il n'avait nul besoin de cet argent, ayant une fortune personnelle. Il fut prouvé par la suite qu'il n'avait pas touché à un sou de celle de sa femme.
« Il ne s'agissait donc pas d'un escroc ordinaire. Quel était donc son but ? Voulait-il faire chanter Eleanor si elle décidait de se séparer de lui ? Je vous avoue qu'une idée de ce genre me semblait la seule solution possible… jusqu'à ce soir.
Mr Quinn l'encouragea :
— Ce soir ?
— Ce soir, je ne trouve pas cela satisfaisant. Comment a-t-il pu disparaître d'une façon aussi soudaine et aussi radicale à une heure où les cultivateurs se rendent à leur travail et circulent dans les champs ? Et il était nu-tête.
— Ce dernier point ne laisse aucun doute, puisque le jardinier l'a vu.
— Oui, le jardinier John Mathias. Y aurait-il autre chose, je me le demande ?
— La police n'a pas dû négliger de l'interroger.
— On l'a pressé de questions. Il n'a jamais varié dans ses dépositions. Sa femme les a confirmées. Il a quitté son cottage pour s'occuper des serres ; il est revenu à 8 heures moins vingt. Dans la maison, les domestiques ont entendu la porte claquer à 7 heures et quart. Ce qui indique le moment où Harwell est sorti… Ah ! je vous vois venir : je sais à quoi vous pensez.
— Peut-être, dit Mr Quinn.
— Voyons, Mathias aurait eu le temps de tuer son maître ?… Mais pourquoi, mon ami ? Pourquoi ? Et qu'aurait-il fait du corps ?
À ce moment l'hôtelier revint portant un plateau.
— Je regrette de vous avoir fait attendre si longtemps, messieurs.
Il posa sur la table un bifteck énorme et un plat débordant de pommes de terre croustillantes. Les narines de Mr Satterthwaite se dilatèrent. Il voulut être aimable.
— Tout cela a l'air excellent. Nous parlions justement de la disparition de Richard Harwell. Qu'est devenu Mathias le jardinier ?
— Il est parti avec sa femme. Ils se sont placés ailleurs, en Essex, je crois. Mathias ne tenait pas à rester ici. Certaines personnes le regardaient de travers, vous comprenez… Moi, je n'ai jamais cru qu'il avait été mêlé à ça.
Mr Satterthwaite attaqua le plat. Mr Quinn l'imita. Billy Jones semblait tout disposé à bavarder. Mr Satterthwaite n'y voyait pas d'objection, cela pouvait être utile.
— Ce Mathias, demanda-t-il, quel genre d'homme ?
— Un type d'un certain âge, il a dû être un rude gaillard, autrefois, mais il est tout courbé et boiteux à force de rhumatismes. Il a eu plusieurs fois des crises terribles, obligé de se coucher, incapable de travailler. Je crois bien que c'était pure bonté de la part de miss Eleanor de l'employer. Il ne pouvait plus être d'aucune utilité, mais sa femme rendait service dans la maison. C'est une ancienne cuisinière et elle était toujours prête à donner un coup de main.
— Comment était-elle ? demanda Mr Satterthwaite vivement.
La réponse de l'hôtelier le désappointa.
— Quelconque. Plus jeune, et d'humeur morose. Sourde avec ça. Je n'ai jamais su grand-chose sur eux. Ils n'étaient ici que depuis un mois quand c'est arrivé. On dit que Mathias a été un excellent jardinier dans le temps. Il a montré à miss Eleanor des certificats de tout premier ordre.
— Est-ce qu'elle s'intéressait au jardinage ? demanda Mr Quinn.
— Non, monsieur, elle n'était pas comme quelques-unes des dames de par ici qui paient cher leurs jardiniers et malgré ça sont tout le temps à genoux à farfouiller la terre. J'appelle ça de la bêtise. Miss Le Cartier ne séjournait pas beaucoup à Ashley Grange, vous comprenez, excepté pour la saison des chasses. Le reste du temps, elle allait à Londres ou sur ces plages étrangères où il y a tant de monde…
Mr Satterthwaite sourit.
— Il n'y a pas eu d'histoires de femmes avec le capitaine Harwell ? demanda-t-il.
Mr William Jones secoua la tête.
— Rien du tout. Non, c'est bien mystérieux, il n'y a pas à dire.
— Et vous, quelle est votre opinion personnelle ? insista Mr Satterthwaite.
— Je ne sais que penser. Je crois dur comme fer qu'on l'a tué, mais qui ? je n'en sais rien… Je vais chercher le fromage.
Il sortit, emportant les plats vides. L'orage qui s'était calmé recommençait avec une vigueur nouvelle. Un éclair fut suivi d'un coup de tonnerre si violent que Mr Satterthwaite bondit sur sa chaise. Le grondement n'était pas encore apaisé qu'une serveuse apporta le fromage annoncé.
Une belle fille grande et brune, mais son expression était triste et lasse. Elle ressemblait trop à l'hôtelier pour qu'on pût douter qu'elle ne fût sa fille.
— Bonsoir, Mary, dit Mr Quinn. Quel orage !
— Je déteste cela, murmura-t-elle.
— Le tonnerre vous fait peur ? demanda Mr Satterthwaite.
— Avoir peur du tonnerre, moi ? Je n'ai pas peur de grand-chose. Non, mais l'orage les fait radoter. Père commence : « Cet orage me fait penser au soir où le pauvre capitaine Harwell… » et ainsi de suite.
Elle se tourna vers Mr Quinn :
— Vous l'avez entendu, n'est-ce pas ? À quoi bon ? Ne peut-on laisser le passé tranquille ?
— Une chose n'est passée que lorsqu'elle est terminée.
— N'est-elle pas terminée cette affaire ? Et s'il avait voulu disparaître ? Ça leur arrive à ces beaux messieurs de faire des fugues.
— Vous pensez qu'il est parti volontairement ?
— Pourquoi pas ? Ce serait plus logique que d'imaginer qu'un brave garçon comme Stephen Grant ait pu le tuer. Et pourquoi ? Je voudrais bien le savoir. Stephen avait bu un coup de trop, il a répondu d'une façon impertinente et a été renvoyé. Et après ? Il a trouvé facilement une aussi bonne place. Est-ce une raison pour assassiner un homme ?
Mr Satterthwaite intervint :
— Mais la police n'a pas douté de son innocence.
— La police ! C'est sans importance. Mais quand Stephen vient au café, le soir, tout le monde le regarde d'un air bizarre. On ne croit pas vraiment qu'il ait tué Harwell, mais on n'en est pas sûr, alors les gens s'écartent. Est-ce une vie agréable pour un homme que de voir les autres le fuir comme la peste ? Pourquoi mon père ne veut-il plus entendre parler de notre mariage ? « Non, ma fille, ça ne me convient pas. Je n'ai rien contre Stephen, mais que savons-nous, après tout ?… »
Elle s'interrompit. Sa poitrine se soulevait d'émotion.
— C'est cruel, injuste, Stephen, qui ne ferait pas de mal à une mouche… Et pendant toute sa vie on le soupçonnera. Il en devient amer, changé. C'est bien naturel, n'est-ce pas ? Mais plus il devient triste, plus on pense qu'il doit y avoir quelque chose de louche.
Elle s'arrêta encore, sans quitter Mr Quinn des yeux, comme si c'était lui qui provoquait ce flot de paroles.
— Ne peut-on rien faire ? dit Mr Satterthwaite, sincèrement ému. La situation devait être pénible. Plus les soupçons formés contre Stephen Grant étaient vagues et peu fondés, plus il lui était impossible de se disculper entièrement.
La jeune fille se tourna vers lui.
— Il n'y a que la vérité qui puisse l'aider ! cria-t-elle. Si l'on retrouvait le capitaine Harwell, s'il revenait, ou si l'on savait comment les choses se sont passées…
Sa voix se brisa dans un sanglot et elle sortit rapidement de la pièce.
— C'est une belle fille, dit Mr Satterthwaite. Elle me fait de la peine. Je voudrais vraiment qu'on puisse faire quelque chose pour elle.
— Nous faisons ce que nous pouvons, Mr Satterthwaite. Nous avons encore presque une demi-heure avant que votre auto ne soit prête.
— Vous m'étonnez. Vous pensez que nous découvrirons la vérité en causant tout simplement ?
— Vous avez été témoin de tant de choses.
— La vie est passée près de moi sans me voir, elle ne m'a rien donné, dit Mr Satterthwaite avec un peu d'amertume.
— Mais vous avez eu le temps d'étudier les autres. Rien ne vous échappe.
— C'est vrai, j'observe beaucoup.
Les louanges de son ami l'avaient rasséréné. Il tapota pensivement le revers de son veston.
— Je pense, dit-il après une minute ou deux, que, pour découvrir la cause, nous devons étudier les effets.
— Très bien, approuva Mr Quinn.
— D'accord, dans ce cas, c'est d'abord le changement de vie de miss Le Cartier, je veux dire Mrs Harwell. Elle est mariée sans l'être, mais elle n'est plus libre. Regardons bien. Nous voyons Richard Harwell sous un jour sinistre, un homme venu d'on ne sait où, au passé inconnu.
— Cela saute aux yeux, je suis de votre avis. Harwell devient un personnage douteux.
À quoi pouvait bien songer Mr Satterthwaite ? Il poursuivit :
— Nous avons étudié l'effet ou le résultat, passons.
— Vous n'avez pas étudié le résultat strictement matériel.
— Vous avez raison. Travaillons plus sérieusement. Disons que par suite de ce drame, Mrs Harwell reste seule, dans l'incertitude, ne peut se remarier, que Mr Cyrus Bradburn a pu acheter Ashley Grange pour soixante mille livres, et qu'un inconnu, en Essex, a pu prendre Mathias comme jardinier. Nous ne soupçonnons pas cependant Mr Bradburn ou cet inconnu d'avoir combiné la disparition du capitaine Harwell.
— Vous devenez sarcastique.
— Mais vous pensez comme moi.
— Tout à fait, l'idée est absurde. Continuons.
— Imaginons que nous sommes revenus au jour même de la disparition.
— Non, non. Imaginons au contraire que le capitaine a disparu il y a cent ans. C'est-à-dire que nous sommes en l'an de grâce 2025 et que nous regardons en arrière.
— Vous êtes un homme étrange, vous ne croyez que dans le passé, pourquoi ?
— Il n'y a pas assez d'atmosphère dans le présent.
— C'est peut-être vrai, le présent n'a pas de perspective, il est borné.
— C'est le mot juste.
Mr Satterthwaite fit un petit salut.
— Vous me flattez, mon ami.
— Alors, dit Mr Quinn, résumez la situation, voulez-vous, avec la netteté qui vous est habituelle, et le recul d'un siècle.
Mr Satterthwaite prit son temps avant de commencer, voulant faire honneur à sa réputation.
— Il y un siècle, 1924 fut l'année des mots croisés et de l'affaire du Chat cambrioleur, n'est-ce pas ?
— Bien. Ne parlez-vous que de l'Angleterre ou des autres pays également ?
— Le Chat cambrioleur fit sensation sur le continent. Vous vous souvenez de cette série de vols extraordinaires commis en France. Un homme seul n'aurait pu les réussir. Des tours de force qui tenaient du prodige furent accomplis pour pénétrer dans certains châteaux. On a soupçonné une troupe d'acrobates – les Clondini. Je les ai vus une fois pendant une représentation. Ils étaient admirables… Il y avait la mère, le fils et une fille. Ils ont quitté les planches brusquement… Mais nous nous éloignons du sujet…
— Pas tant que cela. Il n'y a que la Manche à traverser.
— Revenons à Harwell. Pourquoi a-t-il disparu ? s'écria Mr Satterthwaite. On n'y comprend rien. C'est comme un tour de passe-passe.
— Ah ! voilà qui nous donne l'atmosphère. Et quel est l'essentiel d'un tour de passe-passe ?
— La rapidité de la main qui trompe le regard, répondit immédiatement Mr Satterthwaite.
— Tout est là, n'est-ce pas ? Tromper le regard. Tantôt par la rapidité de la main, tantôt par d'autres moyens, et ils sont nombreux. Le coup de pistolet, le mouchoir qu'on agite, quelque chose qui semble avoir de l'importance et qui, en réalité, n'en a aucune.
Mr Satterthwaite se pencha, les yeux brillants.
— Il y a du vrai dans ce que vous dites. Nous tenons une idée intéressante. Quel est le point crucial qui doit frapper l'imagination dans le tour dont nous discutons ?
Il s'arrêta ému, puis reprit :
— La disparition. Supprimez-la, il ne reste rien.
— Rien. Supposez que les choses suivent leur cours sans cet incident dramatique.
— Vous voulez dire, supposons que miss Le Cartier en soit encore à vendre Ashley Grange et à s'en aller sans raison valable.
— Eh bien ?
— Eh bien ! pourquoi pas ?… Évidemment cela aurait fait parler. On se serait intéressé à la valeur des collections. Oh ! attendez !… Mais bien sûr ! La lumière des projecteurs éclaire le capitaine et à cause de cela, elle reste dans l'ombre. Chacun demande : « Quel est cet Harwell ? D'où vient-il ? » mais parce que miss Le Cartier est la victime, personne ne se renseigne sur elle. Est-elle vraiment canadienne française ? A-t-elle vraiment fait ces beaux héritages ? Vous aviez raison quand vous disiez que nous ne nous éloignons pas de notre sujet – rien que la Manche à traverser. Ces fameux héritages étaient le produit des vols commis dans les châteaux en France ; il était difficile de s'en défaire… Elle achète la maison – pour une bouchée de pain, probablement –, s'y installe, paie largement l'irréprochable dame anglaise qui doit la chaperonner. Puis il arrive. Tout est comploté d'avance : le mariage, la disparition. Quoi de plus naturel qu'après une telle épreuve, une femme désire vendre tout ce qui évoque pour elle le bonheur passé, le drame récent ? L'Américain est un connaisseur, les choses sont belles et authentiques. Il fait une offre, elle l'accepte.
« Elle quitte le pays jouant son rôle de désespérée jusqu'au bout. Le grand coup a réussi. Le public a été trompé par la rapidité de la main et le bel effet de présentation.
Mr Satterthwaite s'arrêta, rouge de plaisir et d'orgueil.
— Mais sans vous, je n'aurais jamais découvert tout cela, ajouta-t-il, pris soudain d'humilité. Vous exercez sur mon esprit un effet très curieux. Vous avez le don d'éclairer une situation. Mais je ne sais pas encore tout. Cela a dû être rudement difficile pour Harwell de disparaître de cette façon. La police devait le rechercher dans toute l'Angleterre.
— Sans aucun doute, dit Mr Quinn.
— Si la chose était possible, rester caché ici était encore le meilleur moyen.
— Il devait être tout près d'Ashley Grange, déclara Mr Quinn avec un air entendu que remarqua Mr Satterthwaite.
— Le cottage de Mathias ? s'exclama-t-il. Mais la police a dû le fouiller à fond.
— Plusieurs fois, j'imagine.
Mr Satterthwaite regardait son ami fixement.
— Si ce sont les Clondini, ajouta-t-il, ils étaient trois. Harwell et Eleanor seraient les enfants, la mère, Mrs Mathias. Mais, dans ce cas…
— Mathias souffrait de rhumatismes, n'est-ce pas ? demanda innocemment Mr Quinn.
— Oh !… j'y suis ! Mais était-ce faisable ? Mathias est resté là un mois pendant l'absence du couple. La première quinzaine avant le mariage, ils étaient à Londres. Un homme habile pouvait jouer les deux rôles. Quand Harwell se trouvait à Kirtlington Mallet, Mrs Mathias disait que son mari était cloué au lit par ses douleurs. Son rôle était nécessaire : sans elle, quelqu'un pouvait découvrir la supercherie. Comme vous dites, Harwell était Mathias. Quand le tour fut joué, et Ashley Grange vendu, lui et sa femme (en fait sa mère) déclarèrent qu'ils allaient se placer en Essex. Exit John Mathias et sa femme pour toujours. Ils ont sans doute retrouvé sur le continent la soi-disant Eleanor.
On frappa à la porte de la salle et Masters entra.
— La voiture est prête, monsieur.
Mr Satterthwaite se leva et Mr Quinn alla à la fenêtre écarter les rideaux. Un rayon de lune entra dans la pièce.
— L'orage est fini, annonça-t-il.
Mr Satterthwaite mettait ses gants.
— Le préfet de police dîne avec moi la semaine prochaine, dit-il d'un air important. Je lui exposerai ma théorie.
— Ce sera facile d'en apporter la preuve, répondit Mr Quinn. En comparant l'inventaire d'Ashley Grange avec la liste des objets volés remise par la police française.
— Exactement. Ce sera dur pour Mr Bradburn, mais qu'y faire ?
Mr Satterthwaite lui tendit la main.
— Au revoir. Je ne peux pas vous dire combien cette rencontre inattendue m'a fait plaisir. Vous partez demain m'avez-vous dit, je crois ?
— Tout à l'heure, probablement. J'ai fait ce que j'avais à faire ici. Je ne fais que passer.
Mr Satterthwaite se souvint d'avoir entendu la même phrase au début de la soirée.
Comme il allait monter dans son auto près de laquelle attendait Masters, on entendit par la porte ouverte du café la voix forte de l'hôtelier.
— Quel sacré mystère que cette affaire-là, quel sacré mystère !
William Jones, ayant du jugement, employait des adjectifs plus ou moins corsés, selon la qualité de ses auditeurs, et ceux-ci appréciaient le sel de ses discours.
Mr Satterthwaite s'installa avec satisfaction dans sa confortable limousine. Il était tout gonflé de son succès. La jeune Mary descendit les marches du perron et s'arrêta sous l'enseigne rouillée.
« Elle ne se doute pas, se dit-il, de ce que je vais faire pour elle. »
L'enseigne du Fou aux clochettes se balança doucement dans la brise.